GILLES TIBERGHIEN
Préface de la monographie "Territoires occupés" chez LME
Un exercice de sincérité
Les photos de ce livre m’ont tout de suite frappé par la rigueur de leur composition, par quelque chose qui, inévitablement me rappelait Alex MacLean mais qui n’avait avec lui, à y bien regarder, qu’un air de ressemblance. Cet air tient sans doute à des qualités artistiques comparables sans être semblables, mais aussi à un même fondement éthique qui trouve ses références chez John Brinckeroff Jackson dont Maclean fut l’étudiant à la fin des années soixante et dont Jérémie Lenoir découvrit il y a peu les textes en français. La leçon de Jackson qu’ils retiennent tout deux c’est que le paysage n’est pas seulement un point de vue sur le monde, une scène ou un décor comme l’indique le mot anglais scenery si difficile à rendre en français, mais qu’il est le résultat et le reflet d’une activité humaine. Cette activité est le fait de communautés historiquement établies qui se sont succédées dans l’histoire en tentant d’habiter durablement et le mieux possible les territoires que nous pouvons observer aujourd’hui. Du même coup et dans cette perspective on voit bien que le paysage n’est pas simplement l’objet d’une contemplation esthétique car, produit d’une activité proprement politique, au sens Grec, il a également une dimension morale.
On comprend que Jérémie Lenoir, jeune et talentueux photographe, et, comme bon nombre d’artistes de sa génération, sensible aux bouleversements qui affectent notre planète, ne se soit pas contenté de nous restituer les beautés de notre terre vue du ciel. Son indignation et son engagement déclarés sont assez clairs pour qu’on ne le soupçonne pas de complaisance esthétique. La rigueur de ses prises de vues ne fait d’ailleurs que confirmer sur le plan artistique cette position proprement éthique.
En même temps l’auteur ne nous cache pas sa fascination première pour le vol et ses références à St Exupéry en disent long sur l’imaginaire de l’adolescent qu’il fut et du jeune qu’il est encore. A vingt six ans il nous présente ici un travail d’une étonnante maturité qui allie une grande maîtrise de ses outils artistiques et une véritable intelligence de son objet. Sa réflexion sur la miniature mais aussi sur la géométrie des formes en témoigne. Certes, Jérémie Lenoir n’est pas paysagiste ou ingénieur agronome mais il a une formation à la fois scientifique – c’est un ingénieur – et artistique - il est sorti récemment de l’Ecole des Beaux-arts d’Orléans. Son regard bénéficie de cette double « compétence » mais avec un tact particulier qui donne à ses commentaires une allure laconique souvent descriptive où l’on sent parfois percer la critique sociale. Ainsi, lorsqu’on lit, dans la partie « Miniature », la légende pour la zone commerciale de St Pierre des corps (p. 14) : cette vue, écrit l’auteur, nous fait prendre conscience de « l’utilisation irréfléchie de l’espace en zone périurbaine » et montre « le poids que représentent la voiture et la marchandise dans notre société ». Mais Jérémie Lenoir s’émerveille aussi avec sincérité de ce qu’il voit et, dans ce même chapitre, on comprend comment sa très ancienne fascination pour les images d’en haut continue de nourrir ses rêves qu’on lui sait grès de vouloir partager avec nous.
Le plus curieux est que le petit territoire ici « couvert », cet échantillon de France qui nous est montré, semble d’une diversité insoupçonnée comme si l’appareil photographique de l’artiste avait eu la vertu de déplier le réel dont le ciel lui permet d’exprimer la richesse presque infinie. Ainsi, grâce à cette vue géométrale, le pilote - artiste devient capable de trouver en chaque chose vue tout un monde qu’il nous invite à mieux partager pour en apprécier la beauté qu’il sait parfois sulfureuse. Il ne cache d’ailleurs pas son ambivalence – et la nôtre - à l’égard de ce qu’il nomme une « beauté du diable » et l’on comprend en même temps que, pour lui, voler en rendant compte du monde qui est le notre aujourd’hui correspond à un véritable exercice de sincérité.
Gilles Tiberghien
Avant de réaliser une épreuve, le photographe américain Ernest Withers se posait trois questions: Est-ce blessant ? Est-ce vrai ? Est-ce bénéfique ? Je ne suis pas convaincu que ces problématiques soient toujours au cœur des préoccupations du marché de l’image, mais elles le sont en revanche dans les réflexions artistiques, et ce quelle que soit l’inflexion des réponses proposées. Une photographie nous touche dès lors qu’elle établit un lien de proximité, qu’elle nous concerne ou que nous pouvons nous l’approprier : Où sommes-nous ? Que possédons-nous ? Qu’en faisons-nous ? C’est en mettant en avant ces interrogations qu’un engagement par l’image devient constructif, dépassant le constat au profit du plaidoyer, déplaçant le documentaire vers le sensible.
Before taking a photography, the American photographer Ernest Withers asked himself three questions: Is it offensive? Is this true? Is it salutary? A photograph can affect people when we are able to establish a proximity relationship with it, be touched by it or appropriate it: Where are we? What do we have? What do we do? It is by focusing on these questions that an image involvement become constructive, transcending the observing in favour of a plea, moving the documentary to the sensitive.
J’ai souhaité faire témoigner de ses souffrances une Terre qui, comme le déplore Pablo Néruda, «s’est imposé l’Homme pour châtiment» ; une Terre fatiguée et meurtrie qui semble aujourd’hui vaincue dans le rapport de forces que nous lui imposons. J’ai souhaité révéler les relations que nous entretenons avec nos paysages, dans l’antagonisme des pratiques et les oppositions de discours. Jamais nous n’avons autant parlé d’écologie, ni dans le même temps, autant émis de poison pour notre planète. Jamais nous n’avons autant contesté nos modèles libéraux, ni autant consommé et envisagé l’objet comme une finalité. Du ciel, loin de la sueur et des homélies, ces considérations prennent forme dans un théâtre de géométries inconnues et mésestimées que je tente de mettre en lumière.
I wanted to reveal the relationships we have with our landscapes, in aid of the antagonism of practices and its opposition speeches. We have never talked as much of ecology, nor in the same time, poisoned our planet so much. We never questioned our liberal models as much, and considered the object as a final goal at the same time. From the sky, far from the sweat and homilies, these considerations take shape in a theater of unknown and undervalued geometry, that I try to highlight.
Le paysage est le médium par lequel nous pouvons lire et déceler les désirs de notre société. Pour les dévoiler, je n’ai retenu photographiquement que des fenêtres restreintes de la surface terrestre. Le cadrage est en cela déterminant, volontairement désorientant, extrémiste jusqu’à l’abstraction. La suppression d’éléments majeurs – le ciel, la ligne d’horizon ou les infrastructures identifiables – nous perd dans un univers irréel que nous ne parvenons plus à reconstituer mentalement de notre point de vue familier. Les perspectives abruptes ou les détails singuliers emprisonnent le regard dans la contemplation d’un monde troublant ; c’est le nôtre, mais nous ne le re-connaissons pas. Il ne s’incarne plus dans une belle vue commune et banale mais dans un assemblage où les formes se répètent et s’accumulent jusqu’à perdre leur sens. Ce qu’il reste de la réalité, ce sont des géométries radicales ou des aplats indécis, des lignes totalitaires ou des frontières confuses. Je me suis focalisé sur des « patterns », ces formes artificielles, aseptisées et déshumanisées de nos paysages dont il s’avère déroutant d’observer la dimension esthétique. Mes photographies tentent de dévoiler un monde à notre image, un paysage miroir de notre société. Ces textures à la précision chirurgicale ou ces motifs aux allures de fractales incarnent alors une sorte de revers machiavélique : la beauté du diable.
I have chosen to photograph exclusively small windows from the earth's surface. The framing is crucial, intentionally disorienting up to an extreme abstraction. Removing major elements - sky, horizon or identifiable infrastructures - leaves us in an unreal world that we can’t recover mentally from our familiar frame of reference. Sheer prospects singular details trap the gaze in the contemplation of a disturbing world which is ours, but we do not recognize it. That world doesn’t represent anymore common and banal views, but a collection of forms, repeated and accumulated until they lose their meaning. What become the reality now, are some radical geometries or undecided flat areas, totalitarian lines or confused border lines. My photographs attempt to reveal a world built after our model, a landscape, mirror of our society. These surgical precision textures or grounds fractals-like embody a sort of machiavellian reverse : the Devil’s beauty.
Sans sujet propre, sans intention particulière visant à une représentation objective du paysage, mes photographies de « non lieux » tentent une représentation du réel et sa transfiguration en tableaux. Le voyage que je propose est ainsi à la confluence de l’anecdote et de l’empirisme, de l’anomalie et de l’ubiquité, du tangible et de l’abstrait. Revendiquant son indépendance à la vulgate écologique et son appartenance aux problématiques sociologiques, il se veut alerte des mutations profondes de notre monde et de notre civilisation.
The journey I propose throught our contemporary countryside is in the convergence of the anecdote and the empiricism, of the anomaly and the ubiquity, of the tangible and the abstract. Without attempt an objective reproduction of a “true” landscape, my work tries both a representation of reality and its transfiguration. Insisting on its independence from the ecological concerns and claming its belonging to sociological issues, my work wants to alert the deep changes in our world and our civilization.